« Toi Nel, que penses-tu des acteurs noirs qui boycottent les Oscars? » Entre deux blagues et un café, ma collègue m’a attrapée au passage avec cette question plutôt chargée. Cette question, on peut en débattre longtemps. Il y en a qui dénoncent, il y en a qui crient au racisme, il y en a qui ne comprennent pas l’enjeu, il y en a qui pensent que c’est une question de talent, il y en qui croient que les Noirs veulent être favorisés parce qu’ils sont Noirs…
Je ne vous parlerai pas des Oscars. Je préférerais plutôt vous parler de poupées. Des poupées noires, des poupées avec les cheveux crépus. Comme celles que je n’ai jamais eues. Enfant, un des plus beaux cadeaux que j’ai reçu à Noël a été ma poupée Tina. Elle faisait presque la même taille que moi. Elle avait la peau beige et de longs cheveux couleur épis de maïs. J’adorais jouer avec elle, lui brosser les cheveux. Tina a aussi beaucoup souffert de la sauvagerie de mes six ans : elle a perdu sa jupe, je lui ai fait une coupe de cheveux, je l’ai salie, traînée par terre. Malgré tout, c’était ma poupée adorée.
Tina, c’était aussi, dans mon imaginaire, ce à quoi devait ressembler une jolie petite fille. Les cheveux surtout, qu’elle avait longs et raides. Souvent, je me mettais une jupe sur la tête pour imiter de longs cheveux lisses, flottants dans le vent. Tout le contraire de mes petites nattes crépues. 20 ans après Tina, je m’aime comme je suis, même si je n’ai jamais pu lui ressembler.
Mais en repensant à elle, j’ai réalisé une chose. Il allait de soi pour moi qu’une poupée devait être blanche et avoir de longs cheveux. Même chose pour les héros des livres que je lisais : Blancs par défaut. Cheveux lisses. De facto. Appelons ça « l’effet Tina ». Même pour moi qui ai grandi 10 ans en Haïti, parmi d’autres enfants noirs, les personnages se devaient d’êtres Blancs. Dans les films et dessins animés, les gens importants qu’on voyait étaient Blancs. Même Jésus et Dieu étaient Blancs.
« L’effet Tina » ne m’a pas trop affectée en grandissant, heureusement. Mais j’en connais d’autres qui n’ont pas eu la même chance. D’autres qui sont convaincus que leur peau couleur café au lait est encore trop foncée. Que leurs cheveux crépus ou frisés sont intolérables.Le problème avec « l’effet Tina », c’est que lorsqu’on devient convaincu que ce que l’on représente n’est pas valorisé par la société, on se fait vite à l’idée qu’on ne vaut pas grand chose. Nos différences n’enrichissent plus notre diversité: elles nous rendent carrément anormaux. « L’effet Tina », c’est intérioriser peu à peu ces idées et risquer de les retransmettre à ses enfants. C’est leur dire qu’ils sont trop Noirs pour être beaux, que leur cheveux crépus sont inacceptables. « L’effet Tina », c’est risquer de reproduire le test de la poupée noire contre la poupée blanche à l’infini.
Pour contrer « l’effet Tina », c’est simple: il faut proposer plus de modèles divers et positifs dans les représentations. Mais encore aujourd’hui, c’est plus facile à dire qu’à faire. Prenons le cas des poupées noires. Dans les grands magasins de jouets, elles sont rares quand elles ne sont pas introuvables, et la variété laisse franchement à désirer. Sur Internet on peut avoir plus de chance, mais les prix sont souvent élevés, il faut les importer, et ce sont presque des objets de collection plutôt que des jouets. Et ce n’est pas une question d’offre et de demande : la Barbie Ava DuVernay, qui coûte quand même 65$ US, a été en rupture de stock en quelques heures.
Est-ce qu’une poupée noire est plus difficile à fabriquer et à mettre en marché? Permettez-moi d’en douter. Je n’arrive pas à comprendre que pour en trouver en 2016, il faille fouiller autant. [Édition : 2 jours après que j’ai publié cet article, Mattel annonçait sa nouvelle ligne de poupées plus diversifiée!]
Heureusement, de plus en plus d’entrepreneurs des quatre coins de la planète ont décidé de prendre les choses en main afin de remédier à « l’effet Tina ». Aux États-Unis, un musée a vu le jour en 2008, afin de retracer l’histoire des poupées noires. D’ailleurs le National Black Doll Museum of History & Culture propose un atelier-séminaire le samedi 30 janvier dans le cadre de Blaxpo, organisé par le groupe Four Brown Girls. Ce sera une excellente occasion d’en apprendre davantage sur les problèmes de la représentation, sur les origines des poupées noires et leur évolution en lien avec des problèmes sociohistoriques. Un atelier permettra également de fabriquer sa propre poupée.
Espérons qu’avec le temps et nos efforts, les poupées noires, et même de toutes les couleurs, représentatives de la société occidentale dans toute sa diversité, soient des jouets accessibles et banals. Et pour les Oscars, maintenant? Il n’y a qu’à appliquer le concept de « l’effet Tina » pour comprendre où se situe le problème. Ce qui me choque, ce n’est pas l’absence de Noirs en nomination. Mais je trouve tout simplement ahurissant le manque de représentation diversifiée dans une industrie gigantesque qui s’adresse au monde entier, une industrie qui fait partie d’un pays qui s’est construit à la sueur du front de nombreuses communautés. C’est un euphémisme, bien sûr.
Des entrepreneurs ont pris les choses en main
Divers modèles de poupées noires (aux cheveux crépus) ont vu le jour ces dernières années. En voici quelques-uns.
La poupée Angelica (USA)
Créée par Angelica Sweeting, une maman qui souhaitait donner un modèle à sa fillette de trois ans qui était malheureuse de sa peau noire et de ses cheveux crépus. Comme elle n’avait pu trouver de poupée qui ressemble à sa fille, Angelica a décidé de prendre les chose en mains en créant cette grande poupée de 18 pouces, à la peau foncée, aux traits africains, et aux cheveux très frisés. Les cheveux peuvent être lavés et stylisés.
Naïma Dolls (Europe)
Les Naïma Dolls sont une initiative de la créatrice Sara Coulibaly, une mère ivoirienne. Les poupées ont des carnations et des textures de cheveux différentes. Il y a également une dimension sociale derrière le projet puisque la compagnie emploie des jeunes femmes en difficulté par le biais de l’ONG Our Vision.
Poupées Queens of Africa (Nigéria)
Cette compagnie nigériane promeut grâce à des poupées, des bandes-dessinées, des livres et des séries animées la confiance en soi aux enfants de descendance africaine. Queens of Africa célèbre l’héritage africain au 21e siècle et veut inspirer les jeunes filles avec des poupées fashion, auxquelles elles pourront s’identifier
MALAVILLE TOYS (Afrique du Sud)
Créé par Mala Bryan, un mannequin qui vient de Ste-Lucie. Fatiguée de chercher des Barbies noires pour ajouter à sa collection, elle a décidé de prendre les choses en main. Elle souhaitait offrir des poupées qui combleraient le manque de représentation.
Natural Girls United (USA)
Karen Byrd customise les coiffures ces poupées à la peau noire et foncée et les vend en ligne. Son but est d’aider les enfants à reconnaitre leur beauté vraie.
Établie au Royaume-Uni, cette compagnie vend plusieurs modèles de poupées noires et ethniques aux cheveux de différentes textures.
Le blog Les frisettes de Giulia propose aussi une liste de détaillants.